Le concerto pour violon N.1 de Chostakovitch et la symphonie N.11
Chostakovitch (1906-1975). Le concerto pour violon N°1 et la symphonie N°11 « année 1905 ».
Comment caractériser Dmitri Chostakovitch ? Question ouverte à tant de réponses possibles qui rendent ce compositeur comme insaisissable. Est-ce une réalité ? Peut-être, mais s’il est difficile de séparer sa musique avec l’Histoire qui fut la sienne, cette musique précisément fut programmatique. Quel programme ? C’est ce qui vous est proposé de suivre.
A lire Témoignage – Les mémoires de Dimitri Chostakovitch, propos recueillis par Salomon Volkov, le compositeur qui vécut sous le joug de la crainte de Staline, lui-même haïssant tout homme cultivé car pouvant lui faire ombrage, fit de l’art de la composition musicale une voie de libération de son expression personnelle la plus profonde, couverte par l’oppression de sa condition de citoyen soviétique. Entre la tragédie historique et la paranoïa, Chostakovitch opère le surpassement décisif de cet affrontement par une tension de l’esprit en voie de trouver pour lui-même les dimensions de paix et d’humanité. Entre rêve et cauchemar, l’œuvre de Chostakovitch est un témoignage de sa solitude désespérée. Solitude du pouvoir, solitude de l’artiste non enfermée dans la rébellion, mais dans une schizophrénie aux accents de génie, faisant de sa situation artistique et politique une oscillation permanente entre son identité de compositeur officiel du régime et sa dissidence des monstres stalino-jdanoviens et leurs serviteurs (Khrennikov, oppresseur des musiciens) qu’il méprisait mais qu’il craignait également. La photographie est parlante à ce sujet, le montrant dans son costume noir des cadres du régime, apparence du visage d’un éternel adolescent myope dénué de tout prestige de représentation d’une personnalité d’exception.
Comprendre Chostakovitch, en dépassant cette apparence, et restant à la dimension musicale de ses compositions c’est par-dessous tout écouter ses œuvres, les entendre autant de fois que l’envie viscérale nous prend. Avant toute intellection, les vibrations organiques déclenchées par les ondes de sa musique parlent. Lui-même l’affirmait pleinement en ces mots, « en fin de compte tout est dit dans ma musique. Elle n’a pas besoin de commentaires historiques ni hystériques ». En revanche, tout en respectant cet aphorisme, il ne nous interdit pas de voyager en leur cœur et économie, en musiciens.
Le concerto pour violon N° 1 (op 99, anciennement opus 77) fut composé à l’intention de son ami sincère et fidèle David Fedeorovitch Oïstrakh dont il admire la simplicité de sa personne et la virtuosité de son jeu. Cette œuvre composée en 1947-1948 mais largement retouchée jusqu’en 1955 est d’une redoutable difficulté technique. Son dédicataire mit du temps à se familiariser avec cette œuvre très singulière avant d’en devenir le plus fervent défenseur. C’est bien grâce à lui que, sept ans après sa composition, la pièce peut enfin être créée à Leningrad (Saint Petersbourg) le 29 octobre avec l’Orchestre Philharmonique de cette ville sous la direction d’Evgueni Mravinski, avec un immense succès. En effet, ce concerto se distingue par cette très belle passacaille, remarquable par sa manière de juxtaposer le thème de Staline de la Symphonie n°7 en La majeur (op. 92) avec celui de la Symphonie n°5 en Ut mineur (op. 67) de Beethoven, nommée le Destin.
Ce concerto fut conçu dans l’esprit d’une suite symphonique avec violon solo, soit la forme constituée d’une savante alliance d’un concerto et d’une symphonie, comprenant quatre moments. L’année 1948 est signifiante. Elle est de sombre mémoire historiquement pour la musique soviétique et la musique en général, correspondant à l’achèvement de la mise au pas, par le régime en place, des artistes musiciens et qui suivait celle des écrivains et des cinéastes deux ans plus tôt. Prokofiev et Chostakovitch furent les premiers montrés du doigt par Jdanov, les accusant de formalisme et de cosmopolitisme, comme lors de la répression de 1936. Cette accusation mettant ces compositeurs sous les rais du scandale n’était rien d’autre qu’une annonce à l’exil de la reconnaissance du peuple et du Parti pour raison avérée d’excès de modernisme et d’occidentalisme. Publiquement humiliés et mis sous la contrainte politique et morale de devoir accomplir eux-mêmes leur « autocritique », ils durent endurer une censure dont les critères psychiques et matériels allèrent à l’outrance arbitraire voire la terreur, la privation d’une grande partie des revenus etc. Le Djanovisme meurtrier des arts et des artistes vint à bout de Sergueï Prokofiev, mort en 1953, le jour même (5 mars) du décès de Staline. La victime et le bourreau se retrouvaient en même temps dans le néant. L’un mort pour que vive l’art, l’autre mort sans art de vivre.
C’est donc dans ce contexte noir que Chostakovitch se résolut à suspendre la publication de ce concerto, le laissant dormir peut-être à jamais, s’il n’eût été ressorti sous l’impulsion d’un impresario américain qui, en 1955 sollicitât la création d’une œuvre pour une tournée programmée de David Oïstrakh. En cette année, l’URSS se relève peu à peu de la torpeur stalinienne, après un court mandat de Malenkov, Nikita Khrouchtchev commence un processus d’ouverture politique, desserrant l’étau par sa déstalinisation en bien des domaines, dont celui des Arts en général et des sciences par le développement du programme d’exploration spatiale et dans la mise en place de réformes de politique intérieure jugées « libérales » à cette époque. Le « Dégel » fut entériné en 1956 au XXème congrès du Parti Communiste de l’Union des Républiques Soviétiques. Cette éclaircie politique et sociale fut le moment opportun qui facilitât la sortie de l’oubli de ce concerto N°1.
Musicalement, il commence par un Nocturne. Mouvement Moderato (92 à la noire), il met en « lumière » par le chant mélodique une tension incomparable qui de bout en bout tient le soliste à épuiser la force interprétative qu’il doit maintenir dans le relâchement le plus maîtrisé. Jeu violonistique des contraires, la partie solo très exigeante met le soliste en attitude transcendantale, tel le philosophe en cours de pensée et de pleine conscience d’elle-même doit trouver les mots justes pour l’accomplir. Autrement dit, cette partition peut-être plus que d’autres exige pour sa pleine traduction, un soliste en pleine forme physique et mentale. Ceci dit, cette cantilène du violon qui suit une introduction courte des violoncelles et contrebasses se déploie avec vaste amplitude sur le mode de la méditation ininterrompue, faisant intervenir en alternances rapprochées ou entrelacées tour à tour les graves et les aigus. Tel un voile peu à peu soulevé de la réalité ténébreuse qu’il cache, cette tension du discours musical s’achève en lumière diaphane qu’une harmonique en sourdine longuement tenue exprime. L’exécution de ce mouvement réclame une concentration maximale à haute énergie dépensée, faisant que la récupération qui la suit dans l’enchaînement des mouvements demeure une phase difficultueuse et pourtant nécessaire.
Premier thème
Le deuxième moment nommé « scherzo » où les convenances du concerto sont mises à l’écart. Le procédé n’est pas nouveau puisque rencontré déjà dans les compositions « avant-gardistes » du XIXème siècle (Liszt, Saint-Saëns et Les Danses Macabres), et qui ici donne cet accent démoniaque, selon les termes mêmes de David Oïstrakh. Le thème premier d’apparence gauche voire simpliste n’est que l’image sonore du paysan russe des plaines de la Volga (parler russe « comme les paysans de ces plaines » est une boutade locale pour nommer les personnes qui parlent mal le Russe, ne distinguant pas lorsque le « o » doit être prononcé « a » entre autres défauts de prononciation). Cette naïveté que traduisent les dissonances exige en revanche une technicité violonistique accomplie dans l’expression de son opposé, la candeur de l’Idiot dostoïevskien. Mais aussi, ce mouvement renferme la signature de son créateur, puisque quatre notes (ré –mib- do-si) soit en écriture conventionnelle germanique correspondant à D-S-C-H, soit les initiales de Dmitri Schostachowitsch, répètent le motif allègre de ce scherzo. Sarcasme de ce sourire moqueur telle une grimace inquiétante, le dédicataire y voyait quelque chose de « maléfique et d’épineux ». Quant à cette signature elle est retrouvée souvent dans l’œuvre de Chostakovitch (8ème Quatuor op 110 (1960), 10eme symphonie (juillet 1953) dont le scherzo est marqué par son caractère sarcastique et cassant dont l’expression très austère traduit la confrontation de l’artiste et du tyran mort cette même année.
Or, cette signature quasi incipit de ce mouvement rappelle celle de Jean-Sébastien Bach, « BACH (sib –la-do-si) » comme dévoilement de l’être créateur de l’œuvre (l’Art de la Fugue BWV 1080, variations canoniques Von Himmel Hoch BWV 769), montrant l’admiration portée par Chostakovitch pour le Cantor de Saint-Thomas de Leipzig. Signature qui l’accompagna jusqu’à l’inscription sur sa tombe modeste (eu égard à celle de David Oïstrakh située non loin de la sienne), au cimetière de Novodevitchi à Moscou.
Scherzo, signature (ré, mi, do, si)
Après ce moment qui donne le tournis, le troisième est constitué par cette magnifique Passacaille aux accents funèbres des premières mesures, marquées par les sonneries que soutient le martèlement des timbales, choral des vents soutenant une harmonie délicatement dissonante et enharmonique à la fois qui prépare l’entrée de la partie soliste toute empreinte d’une douceur et d’une tendresse chaleureuse. Ici, le violon est maître de l’orchestre qui peu à peu s’efface pour le laisser seul en scène dans la Cadence. A mesure de son développement qui va de la texture dépouillée à la plénitude virtuose de la partition d’une densité technique rare, se lit une gravité qui brille par la clarté des sons. Point d’emphase dans ces traits musicaux qui entretiennent ce paradoxe constant dans toute son œuvre dite exploratrice de l’atonalité, entre désespoir et amertume d’une part, sarcasme et ironie de l’autre. Le champ des possibles reste ouvert à toute interprétation, à tout décryptage.
Passacaille
Cadence (extrait) de la Passacaille
Le dernier moment, « Burlesque », lancé par la partie finale de la Cadence qui le précède est marqué du folklore russe aux accents percussifs, endiablés à rythmes variés, danse tzigane et riante prolongeant les sarcasmes du Scherzo déployés en rires francs échappant à tout sens. Ivresse des possibilités harmoniques et contrapunctiques, il s’achève en une fulgurance étonnante, épuisante par tant d’allégresse dionysiaque vécue par l’ensemble de l’orchestre et le soliste. Il suffit de voir les visages de chacun d’eux à la fin pour saisir ce paroxysme auquel les spectateurs-auditeurs ont communié.
Ces traits de caractère de sa musique confèrent à Chostakovitch cette dualité musicale schizophrénique qui recèle des œuvres ou parties d’œuvres très mélodiques au sens de mélodieuses, bien souvent majestueuses (la Valse issue des Suites orchestrales) ou bien intimistes (sérénade pour violon opus..), et dont la finalité fut de plaire au régime soviétique, du Parti, et qui tout compte fait ne sont pas si nombreuses, et aussi les œuvres avant-gardistes, constituant la part majeur du corpus schostakovitchéen consacré à une recherche fondamentale, car fondatrice d’un néo-atonalisme d’une intelligence géniale qui réclame une virtuosité sans commune mesure.
Manuscrit de la première page de la Symphonie N°11 (éd. Sikorski)
La symphonie dite « année 1905 » (1905 ᴦᴏд), la 11ème fut créée en 1957 lors du quarantième anniversaire de la révolution d’octobre 1917. En 1957, Dmitri Chostakovitch répondit à une commande pour une œuvre majeure. Il proposa de composer une grande fresque symphonique en quatre moments ou tableaux pour commémorer la répression de la manifestation pacifique du dimanche 9 janvier 1905 appelé depuis le Dimanche rouge – Кровавое воскресенье, soit littéralement le dimanche sanglant. Le lieu de cette tragédie était la Place du Palais d’Hiver à Saint-Pétersbourg, Дворцовая площадь, soit l’actuelle Place du Palais de l’Hermitage au milieu de laquelle trône la colonne et la statue d’Alexandre.
Ce jour-là, la neige recouvre le sol et le froid est mordant. Il fait nuit. Plusieurs milliers d’ouvriers et leurs familles cheminent pacifiquement et lentement vers la Place, dans le besoin de réclamer de meilleures conditions de travail, la fin de la censure et du servage, la libération des prisonniers politiques. Le cortège s’arrête sur cette place ; face à elle la garde impériale constituée de fantassins et cavaliers restent sur leur position devant le Palais où le Tsar Nicolas II ne séjournait pas, mais résidait à Tsarkoïe Selo, hors les murs de Saint-Petersbourg. Manifestation partie de grèves nombreuses dans les usines d’armement en crise après la cuisante défaite de l’armée Russe dans le conflit avec le Japon, c’est le pope Gapone qui eut l’idée de cette marche pour porter pacifiquement les propositions de mesures au souverain, de réparer ainsi les injustices et de soulager la misère.
Cette marche en tête de laquelle des ouvriers portaient le portrait du Tsar et où la foule suivant portait les bannières et des icônes décrochées au passage dans les églises voisines. Cette procession se voit barrer le passage à la porte de Narva par la troupe impériale. Aux ordres de dispersion lancés par les officiers à la foule, celle-ci demeure immobile. Le préfet ordonne la charge par la cavalerie qui sabre au clair massacre sur son passage ces hommes, femmes, enfants exposés au tranchant des lames ou à l’écrasement par les sabots des chevaux. La foule traversée, les cavaliers chargent à nouveau en retour repoussant les gens affolés vers une ligne d’hommes en armes qui tirent à volonté sans sommation. Le bilan est lourd, un millier de morts et des centaines de blessés, réellement non dénombrés. Pour le dire vite, cet événement brisa radicalement l’attachement du peuple à son souverain et enclencha le mécanisme qui mena douze ans plus tard à la révolution de novembre et la chute du Tsar.
La question posée en 1957 par Chostakovitch est claire : la sauvagerie du pouvoir politique fut réelle en 1905 et cinquante ans plus tard, la liberté des peuples a-t-elle progressée ?
Le premier mouvement intitulé la « Place du Palais » débute par un long thrène soutenu par les violons, créant l’ambiance glaciale d’une aurore à peine commencée, pétrifiant les hommes et la ville. La mélopée monotone des cordes pose la tension glaciale du temps que les harpes égrènent comme des gouttes gelées suspendues au ciel d’où sourd une violente menace. L’atmosphère oppressante de cette tension laisse entendre le chuchotement embrumé d’une révolte montante que les timbales et les trompettes et la caisse claire supportent. Puis, vient le premier chant révolutionnaire soutenu par les flûtes et que l’orchestre reprend selon une affirmation incantatoire ; « Ecoute ! Comme la nuit hivernale est noire, noire comme la trahison, noire comme la conscience du tyran ». Le chant suit de nature plaintive et aigre porté par les violoncelles et basses ; « la nuit est sombre, essaye d’attraper les minutes passant ; les murs de la prison sont solides, les portes fermées avec des verrous de fer ». Toute la fin de ce mouvement opère la présentation des conditions en place pour que le tragique s’accomplisse ; elle accompagne la marche en une nuit à peine achevée qu’une lumière spectrale englobe dans son escorte lugubre au jeu d’une trompette à la couleur sonore obsédante.
Le second mouvement, « Le 9 janvier » débute par une mélodie anxieuse jouée aux cordes (altos, violoncelles, basses) rejointes par les bois (clarinettes, hautbois). S’appuyant sur un ensemble de dix chants pour chœur a cappella composés en 1951 et intitulés « le 9 janvier », Chostakovitch prend le parti de bousculer les limites harmoniques habituelles en un développement orchestral inouï, au caractère vindicatif. La densité orchestrale devient prodigieuse. Tous les instruments se bousculent comme une foule excédée. Les cuivres grondent, en écho de la multitude. La tension nous fait entrer dans le labyrinthe de l’insupportable à venir, telle une vague de feu qui brûlera tout en un instant infernal.
Chutt ! Le thème de l’attente sur la place gelée réapparait, et semble apporter un peu de calme, mais le tempo plus vif indique un simple répit. Par un accès brutal, un roulement guerrier de caisse claire annonce l’attaque, la férocité aveugle ! L’écriture contrapunctique et atonale atteint un rare niveau de complexité, entrelacs enharmoniques et dysharmoniques confondus délivrent ce message du tourment achevé dans son propre accomplissement, la charge des cavaliers, les coups de feu des fantassins, la foule dispersée au sol, les plaies ouvertes au froid glacial qui emporte les âmes, les vociférations des soldats mêlés aux cris de la foule atteinte du délire collectif de la victimisation absolue aux hennissement des chevaux comme frappés de stupeur animale devant tant de boucherie. Qui aurait imaginé penser l’impensable ! Le réel frappe à sa porte et crève par l’atroce férocité les vies éparpillées que le sol blanc de neige soulève à l’absurde et la nausée. Point de répit dans cet instant trop long et si soudainement explosif où la mort terrasse l’humanité.
La furie orchestrale, illustrant la charge soldatesque, est l’une des pages symphoniques les plus insensées jamais composée. D’innombrables percussions, cuivres et cordes scandées se fracassent dans une rythmique implacable, mécanique et brutale. Les vibrations produites ressenties par l’ensemble des musiciens transcendent l’espace et bouscule dans un tumulte d’affects les auditeurs cloués à leur siège comme les victimes de la barbarie pré-stalinienne clouées sur le catafalque de l’hiver blanc ; blanc comme la couleur tsariste à jamais rougie par l’Histoire future de la Russie soviétisée. Lors d’un concert en 2009 à la Salle Pleyel avec l’Orchestre Symphonique de Londres, Valery Gergiev s’est laissé conduire par l’orchestre pendant ce passage car, comme il est dit dans ce cas, « ça passe ou ça casse ». Avec L’Orchestre du Théatre Mariinsky, dans cette même salle en 2012, ce tumulte fut traduit en un feu d’artifice sonore sans nulle autre comparaison depuis lors.
Puis, le silence ! La mort ! La musique hivernale initiale reprend inexorablement, ponctuée par de rares notes sinistres jouées au célesta et à la trompette.
Le mouvement suivant, « Mémoire éternelle » est introduit par les pizzicati des basses et violoncelles suivie d’une mélodie funèbre jouée par les altos. Ce chant puissant par la tension du désespoir de la question « Pourquoi ? », à laquelle la néantisation qui suit chante le cri « vous êtes tombés ! », répond sur le ton d’un murmure chaleureux porté par la rondeur des altos. Les violons offrent une éclaircie par une mélodie qui élève ses accents à mesure de la montée vers les aigus, annonçant la rédemption future que l’Histoire accomplira plus tard, « vous n’êtes pas tombés pour rien ». Une marche funèbre aux cuivres prolonge ce chant de ses accents mahlériens. Un thème puissamment slave jaillit des cordes pour conduire vers une conclusion à travers un développement pathétique. La reprise finale de la mélodie funèbre achève ce requiem des innocents. Il est notable que cette marche funèbre ressemble étrangement, par sa situation dans cette symphonie, à celle de la Troisième symphonie intitulée « Héroïque » de Beethoven.
Le quatrième et ultime mouvement, « Le Tocsin » constitue l’apogée de cette œuvre à la furieuse débauche d’une orchestration titanesque. C’est une grande marche martiale, altière nourrie par l’espoir de la rédemption qui côtoie la naïveté que l’illusion d’une société meilleure a entretenue. Les cuivres, les vents opèrent en une danse effrénée soutenue par l’ensemble des cordes en contrepoint, comme une danse de victoire, offrant l’apparence d’une musique grandiose de film ; les trombones, trompettes, cors mêlent leurs odes lyriques vers les sommets de l’intensité soutenus par les timbales et l’ensemble des percussions. Mais la caisse claire rappelle l’élan onirique à la réalité. Quelle victoire ? L’emport de la joie triomphante est stoppée nette. Les cordes appuient un chant méditatif du cor anglais nous renvoyant à la solitude des morts et des vivants que l’hiver glacial a pétrifiés. La fin est une grandiose fresque où le Tocsin scande le rythme du rappel de la folie des hommes, coda au thème narquois, grimaçant, emmené par la clarinette basse sur lequel les cors, les bassons rappellent la marche lugubre vers le sang versé – thème hautement slave (en témoin le nom de la Cathédrale du Christ Sauveur sur le Sang Versé à Saint-Pétersbourg en mémoire à l’assassinat du Tsar Alexandre II) – tension harmonique tonale et atonale à l’extrême des possibilités de composition, timbales, tuyaux d’orgue en percussion, cloches, cymbales, xylophones, caisse claire, célesta, tam-tam, cuivres, bois, cordes, furieuse débauche d’une orchestration titanesque et géniale !
Nous rapportons ce fait ; Chostakovitch confiait à son entourage, qu’il voulait exprimer dans cette œuvre à la fois lugubre, guerrière et profondément slave, à travers les citations de chants populaires, le fait qu’entre 1905 et quatre ans après la mort de Staline, le peuple russe était toujours trahi. La nuit de ce 9 janvier 1905 et celles de 1943 (Stalingrad) résonnent l’atrocité de l’irrationnel, de la trahison. La musique de Chostakovitch nous éduque tous à nous départir de toute trahison politique. Fracas de la ruine des idéologies qui révèle notre intime présence au monde sous forme du murmure d’un espoir amer. La musique est cet art ultime par lequel se maintient l’état le plus vif de lucidité ; « Plus on devient musicien, plus on devient philosophe » (Nietzsche, Le Cas Wagner §3). Mais aussi, ce que nous enseigne la musique de Chostakovitch est cette plainte langoureuse et douloureuse que toute la littérature russe a constamment portée au cœur secret de ses tourments, de son exubérance slave dont l’âme pleure et cri : « m’aimes-tu ? ».Ce sommet de l’art symphonique comme ses autres symphonies, ses Quatuors, ses Concertos font de Dmitri Chostakovitch le Beethoven du XXème siècle tant il a révolutionné ces diverses formes canoniques de la musique. Mais également, il donne un message clair au Monde. Messieurs du gouvernement soviétique, le compositeur que vous jugiez maîtrisé, dompté, ce compositeur vous a grugés. Final grandiose comme apothéose des furies du « Tocsin », signe du peuple russe toujours déçu. Seule la littérature, la musique, la peinture, bref les arts, le sauvera comme l’annonçait Dostoïevski, « seule la beauté sauvera ce monde ».
Le programme de Chostakovitch est donc, par son métadiscours musical, éducatif. Laissons Chostakovitch délivrer son message testamentaire ; « Peut-être mon expérience évitera aux jeunes les terribles déceptions par lesquelles j’ai dû passer, et qu’elle leur permettra de faire leur chemin dans la vie en étant mieux armés que je ne l’ai été. Et peut-être que cela leur épargnera dans l’existence cette amertume qui a rendu ma vie si grise. » (Témoignage – Les Mémoires de Dmitri Chostakovitch).
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Tombe de Dmitri Chostakovitch sur laquelle figure sa signature musicale « DSCH », Cimetière de Novodevitchi, Moscou. (Photo Michel Paillet, mars 2014)
Versions de référence
le concerto pour violon interprété par son dédicataire David Oïstrakh et l’Orchestre Philharmonique de Leningrad (1956) dirigé par Evguéni Mravinski (éd. Le chant du Monde). D’autres enregistrements par David Oïstrakh sont disponibles avec notamment l’Orchestre Philharmonique de Moscou dirigé par Kirill Kondrashin. La version enregistrée en noir et blanc sur You Tube par David Oïstrakh et la StaatsKapelle de Berlin dirigée par Heinz Fricke est intéressante pour voir la puissance du jeu du soliste, en dépit d’une sécheresse orchestrale peu propice pour cette oeuvre. La version donnée par Maxime Vengerov avec ce même orchestre dirigé par Daniel Baremboim (2006) enregistré à la Philharmonie de Berlin (You Tube) mérite une mention spéciale. La version donnée par Vadim Repin et l’Orchestre de Paris dirigé par Pavoo Järvi (Salle Pleyel, 2013) est également à écouter avec attention (You Tube). La lignée des violonistes russes apparaît comme dédicataire posthume la plus naturelle.
La symphonie « année 1905 » a trois versions dignes de grand intérêt. Celle de l’Orchestre Philharmonique de Moscou que dirige Kirill Kondrashin (1973), faisant partie du coffret de l’intégrale des symphonies. Celle de l’Orchestre du Théatre de Mariinski dirigé par Valery Gergiev (2010), ainsi que la version filmée (You tube), enfin la version du Leningrad Symphony Orchestra sous la baguette de Yevgeny Mravinsky (1961).
Références :
- Partition du concerto pour violon, Les éditions du Chant du Monde, col. 20e siècle, réf.VP452. Paris.
- Partition conducteur de la symphonie « année 1905 » op 103, éd. Sikorski, réf. 2217 Hamburg.
- Témoignage, les mémoires de Dmitri Chostakovitch, Solomon Volkov, éd. Albin Michel, 1980, Paris.
Image à la Une, thelistenersclub
Michel PAILLET – philosophe, violoniste et altiste, février 2017